Atlas des Tiers

L’Atlas des Tiers se développe en plusieurs espaces et différents temps avec la complicité de chercheurs et d’artistes. Il est à la fois une cartographie collective déployée sur une plateforme internet ainsi qu’une série d’événements, les Nuits Excentriques, activant dans le réel les questions abordées tant dans le champ théorique que dans les pratiques artistiques


Regardée en creux depuis son institution antique sur la base de l’écriture et ses archives, l’Histoire -la Grande Hache de Georges Pérec- est une longue suite d’omissions, voire d’occultations on ne peut plus intentionnelles, constituant ainsi au long cours le socle de l’hégémonie occidentale. Entre autres documents impérieux et impériaux, cette narration biaisée a produit des atlas qui ont imposé des représentations dont la réfutation vigoureuse est en ces jours battant pavillon de déconstruction, le fonds de commerce intellectuel de la so called décolonialité. Le principe philosophique du tiers-exclu, donc de non-contradiction, a jusqu’ici structuré/étayé cette saga du logos prenant source dans la Grèce de Platon & Co et initialisée, comme on sait, par le mythe de la caverne, faisant dès lors fi du geste spéculatif commis ailleurs par des Altriciels pour (se) rendre compte, en d’autres termes, de leur présence au monde.

Tout au long de l’oeuvre de Michel Serres court sous diverses figures, tantôt explicitement, tantôt implicitement, une constante préoccupation : la réintégration de ce Tiers disqualifié/déconsidéré par l’européocentrisme et rejeté à la marge du monde dont la postérité de Christophe Colomb et des Lumières continue de se prendre pour le centre inexpugnable. « L’Occident » dit-il « ne forme plus de projet parce que certains de ceux que sa culture nous apprît à célébrer s’achevèrent par une extermination » (Hominescence, p. 336), après s’être demandé « au nom de quelle tolérance prétend-on aujourd’hui que la démocratie du plus fort est toujours la meilleure ? »(p.334), deux ans avant l’intervention anglo-américaine en Irak et dix avant le renversement de Kadhafi en Lybie. On peut mesurer après-coup à quelle formidable enseigne cette interrogation est prémonitoire du chaos dont ces deux pays sont le théâtre désormais.

Puisque donc et suivant le perspicace fils de Garonne, « tout reste à à faire, à réinventer, à susciter, à organiser, à fonder, à méditer, à penser », il nous est alors apparu que le premier pas à faire vers cette « culture neuve où croissent les obstacles du retour à la barbarie »(p. 334), est de rétablir déjà et en priorité cette part manquante de l’odyssée altricielle sur Terre, sous la forme d’un Atlas des Tiers, stratifié et compréhensif, prenant au sérieux la nécessiter de « déployer un autre grand récit à partir d’une encyclopédie des sciences, de concevoir une philosophie, d’imaginer une politique, de construire une autre cité »(ibid). Il serait, tel que conçu et élaboré, une matrice de réinitialisation des schémas mentaux ayant prise sur « ces contemporains qui ne lisent ni n’écrivent, plongés dans le bruit de la nouvelle civilisation orale »(p.335), autant qu’ils sont de plus en plus « infirmes du sens déchirant de la beauté », dorénavant asservis aux écrans.

Lionel Manga, avril 2018


C’est l’histoire de la rencontre entre deux personnes et un livre. Lionel Manga me dit « voici 17 ans que je lis et relis ce livre, Hominescence de Michel Serres », je découvre ce livre, nous décidons d’en faire l’objet d’un projet commun, prétexte à construire un espace de réflexion et de création à partager avec une constellation de complices -penseurs, artistes, activistes, etc… Le projet part des lectures constantes et répétées de Lionel puis se construit en aller-retour entre nous deux dans un premier temps entouré de premières complicités attentives (Dominique Malaquais et Bénedicte Alliot). Le projet part de Douala, c’est de là que ce texte est reçu, c’est en ce point qu’il résonne dans un premier temps en des lectures réitérées. Le projet naît d’un retour, de celui de Lionel à Paris, temps de résidence en une ville berceau d’une partie de son histoire. Le projet constitue un nouveau point de départ, nouveau berceau d’une pensée en aller-retour entre le Cameroun et la France, plus largement entre l’Afrique et d’autres lieux en ce monde. Le projet naît aussi de notre rencontre à Dakar en l’hiver 2012-2013 pour les Scénos Urbaines, de nos discussions soutenues et complices. Quelques années plus tard la discussion reprend sur les bords de la Seine à la Cité Internationale des Arts, et prend corps dans le projet Mapping of Hominescence qui devient quelques semaines plus tard l’Atlas des Tiers

François Duconseille, avril 2018


L’Atlas des Tiers est un projet initié et porté par Lionel Manga et François Duconseille entourés de personnalités et d’espaces complices.


Lionel Manga zigzague entre sciences exactes et sciences humaines, à bord de la curiosité. Installé au Cameroun et féru d’épistémologie,Il y fait office de passeur. Pionnier de la sensibilisation aux questions écologiques, on lui doit le premier ouvrage jamais écrit sur la scène locale et contemporaine des arts visuels, L’Ivresse du papillon. Orateur inaugural des Ateliers de la pensée #2 à Dakar, cet électron libre a publié dans des revues aussi différentes que Local Contemporain et Riveneuve Continents.

François Duconseille circule entre différentes pratiques, il est scénographe de théâtre, d’exposition et d’événements, conçoit des plateaux de télévisions, produit avec son complice Jean-Christophe Lanquetin les Scénographies Urbaines et le programme de recherche Play>Urban, enseigne la scénographie à la HEAR (Haute Ecole des Arts du Rhin à Strasbourg) tout en poursuivant des projets personnels entre performance, installation et dessin

Hominescence

[Nous vivons l’époque où un processus d' »hominescence » redéfinit l’humain]

Michel Serres propose le mot hominescence pour désigner ce que vit l’humanité depuis la seconde moitié du 20ème siècle : un changement majeur dans notre rapport au temps et à la mort. Le mot est construit sur la désinence « escence » (inchoative), qui désigne un début fragile, un processus de bouillonnement et de floraison : luminescence, efflorescence, incandescence, sénescence, effervescence ou adolescence. On perçoit dans ces termes une dimension de croissance/décroissance, d’éclat/occultation, de franchissement/régression. L’hominescence est un processus qui, par des écarts répétés, renouvelle l’hominisation. On ignore ce qu’il va produire : une humanité, une autre humanité ou d’autres degrés de l’humain. Le mot sonne comme une différentielle. Il concentre l’événement dans un espace de temps réduit : quelques décennies dans une échelle qui peut se compter en milliers d’années ou en millénaires.

L’hominescence s’est développée par boucles successives :

1. Première boucle : l’homme fabrique des outils extérieurs et des techniques qui prolongent ses organes. Il domestique les animaux et vit avec eux.

2. Deuxième boucle : le corps se globalise, la terre entre dans l’histoire. En constituant un nouvel habitat, le Biosom, l’homme produit la nature.

3. Troisième boucle : l’homme perd ses facultés qui sont externalisées : la mémoire, la voix, la connaissance. Les sciences et les techniques deviennent capables de modifier son corps, devenu visible et glorieux, et d’améliorer sa santé. L’humanité invente des objets-monde (l’Internet, le déchiffrement du génome, la bombe atomique…), des outils paradoxaux qui façonnent son monde, lui donnent prise sur sa propre émergence et/ou disparition, mais qu’il ne maîtrise pas. L’histoire se fait évolution. Elle est à la recherche de nouveaux équilibres.

En définissant les bornes de l’humain, l’hominescence les déplace. Elle passe par un débat bioéthique qui redéfinit et reconstruit l’humanité.

référence

Nuits Excentriques

Moyennant un détour espiègle par Einstein et sa théorie de la relativité générale qui depuis un siècle a liquidé en physique la notion de centre, le pendant sensible de cet Atlas des Tiers en gestation sera Les Nuits Excentriques. Parce que le décentrement en mode post-colonial reste somme toute hanté par cette fixation, alors même qu’il s’agit d’en finir, une bonne fois pour toutes, avec une arrogance fauteuse d’entropie dans l’Histoire.